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Millet, le bouc émissaire |
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Quinzième rapport du jeune Qahir Ezzalam adressé à son oncle, second vizir du Qoranistan |
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Ô
mon oncle, frère aîné de feu mon père, comme je suis heureux de reprendre notre
correspondance interrompue depuis quinze mois, pendant lesquels j’ai effectué le
Grand Tour comme le faisaient jadis les jeunes gens du Monomotapa ! Quinze
mois de silence pendant lesquels je me suis tenu le plus loin possible des miasmes
nauséabonds de la campagne électorale. Bien sûr, je suis favorable à la démocratie,
quand, grâce à elle, on règle les problèmes en un instant, mais j’y suis
hostile quand elle se ramène à un casino télévisuel qui sent la fourberie. J’ai
profité de cette année sabbatique pour visiter quelques pays, mais le moins
possible. Je voulais voir le Grand Nord, l’Alaska, le pays des Inuits, la Sibérie ;
je les ai vus. Je connais enfin ces déserts de glace qui sont l’homologue de
nos déserts de sable.
Depuis
que j’ai retrouvé les salles de cours de l’Université de Cantabrique, mon ami
le doctorant algérien et mon maître Baba Yaga, je constate que la Restauration,
c’est maintenant. On ne voit plus à la télévision que de vieilles têtes, chenues
et graves, surgies on ne sait comment de l’Ancien Régime socialiste. Il n’y a
que les morts comme Mitterrand ou les séniles comme Mauroy qui n’ont pas été
ressuscités. A part cela, tout a changé.
Jadis,
les écrivains étaient libres d’écrire à peu près ce qu’ils voulaient. Le
socialisme restauré est en train de mettre fin à cette liberté. Désormais, les écrivains
savent à quoi ils s’exposent s’ils disent ou écrivent ce qu’ils pensent :
licenciement, interdiction, censure, relégation, exil, etc. Un écrivain, naguère
célébré, parce qu’il parle l’arabe et a vécu au Liban, en fait la triste expérience.
Je ne voudrais pas être à sa place ; vous non plus d’ailleurs, j’en suis
certain. Dans un bref opuscule, publié chez un petit éditeur, il a affirmé que
la Terre n’était pas plate, mais ronde, et que la seule platitude qui pût y être
attribuée était due aux deux pôles Nord et Sud, qui étaient légèrement aplatis.
Ce qui, plus que la platitude, a été tenu pour immonde, nauséabond, bestial,
raciste, fasciste, c’est que, selon cet écrivain, la Terre n’était pas le
centre de l’Univers connu et inconnu, et, plus grave encore, elle tournait
autour du Soleil, comme un petit appendice de l’Univers, un « satellite »,
un presque rien. Tout cela est tenu pour vrai par d’autres peuples de Terre, ceux
du moins qui sont éclairés, mais le clergé du Monomotapa et ses innombrables
alliés des médias, qu’ils soient plumitifs, écrivaillons, journaleux, docteurs
en sciences du social, etc. ne veulent pas que cela se sache, de peur que le
peuple du Monomotapa sorte un jour de son océan d’ignorance. Cet écrivain-là,
dont je n’ai rien lu, sinon l’opuscule qui a provoque ce scandale, aurait sans
doute mieux fait de se taire ou de tourner cent fois son stylo entre ses doigts
avant d’écrire ce qu’il a écrit. Quelle bronca ! Quel charivari !
Quel tombereau d’insultes déversé sur lui ! Que de huées ! Les
inquisiteurs lynchent le bouc émissaire qui a dit ce qu’ils ont interdit de
dire.
La
femme Ernaux, qui est la vestale du Temple de la Bourdivinité, s’est indignée. Que
peut faire une femme sinon s’indigner ? Toutes ces élucubrations sur les
rondeurs de la Terre étaient inacceptables, parce que son propre gourou, feu
Bourdieu, tient la révolution de notre planète autour du Soleil pour
l’expression de l’inégalité sociale et qu’en conséquence, il faut que tout soit
plat ou nivelé et qu’aucune tête ne dépasse. Elle a donc décrété que la Terre ne
tournerait plus autour du Soleil pour que soient enfin bannies les hiérarchies
naturelles, car ce Millet-là, en soumettant la Terre à l’ordre naturel, a rétabli
la hideuse hiérarchie entre les êtres et les choses. Dame Ernaux a conclu sa
philippique par un beau « la gauche unie jamais ne sera vaincue » et
elle a exigé de tous les pions et flics de sa chapelle qu’ils refusent que la
Terre soit ronde. Ce à quoi ils se sont
empressés, bien entendu, d’obéir.
L’imam
Jelloun est expert en trafic d’êtres humains, surtout quand ce trafic a pour
but de l’approvisionner en esclaves domestiques. Il ne veut plus rien avoir en
commun, ni la nationalité, ni l’éditeur, ni le statut d’écrivain, avec ce
Millet-là. Il tient pour raciste la thèse de la non-platitude de la Terre,
parce qu’elle contrevient à tout ce qui est consigné dans les codes de loi
islamique, où il est prévu de couper les mains, les bras, la langue et la jambe
droite de tout mécréant qui aurait l’audace d’affirmer que le Soleil est supérieur
au qadi Ibn Rouchdi qui met la science mille coudées au-dessous de la loi
islamique.
La
dame Clavetine veut que Millet soit chassé du Monomotapa et qu’il aille croupir
dans quelque geôle de Sibérie. Le baron
Lévy, qui est immensément riche et cupide, craint pour ses actions, pour ses
obligations et pour ses participations dans les banques d’affaires de La
Barbade. Car, si la Terre n’est plus plate, il ne pourra plus convaincre personne
que la Bourse est la vie et qu’il faut bombarder Damas. Tout cela pue la Bêtise
en décomposition. Comme je suis heureux de ne pas faire mes recherches en
sciences du social dans la Capitale ! Les puanteurs qu’exhale cette
affaire auraient pu m’incommoder au point de retarder d’un an ou deux mon
travail de rédaction.
Avant
le 6 mai, tout le monde se réjouissait quand les voyous s’entretuaient. Désormais,
il faut plaindre les morts et ceux qui les ont tués. Le changement a bien eu
lieu. Le nouveau gouvernement tient les voyous qui ont été exécutés pour des
individus d’exception et il juge que leur mort est une perte irréparable pour
le Monomotapa. Il a donc décidé de faire cesser ces règlements de compte
meurtriers et, pour cela, les trente-quatre ministres se sont déplacés en
grande pompe, hommes et femmes, maris, amants, maîtresses et toute la smala,
tout cela aux frais de ceux qui paient des impôts, dont moi, jusque dans cette
grande ville du Sud qui est devenue la capitale du crime. Des décisions ont été
prises, parmi lesquelles celle-ci. Je vous la laisse deviner, sûr que jamais
vous n’auriez pensé qu’un gouvernement, où que ce fût sur Terre, pût prendre
une telle décision. Je vous la donne en cent, en mille, en dix mille… Jamais
vous ne trouverez. Eh bien la voici : pour que cessent les tueries à
l’arme de guerre, il a été décidé que les enfants de cette grande ville
seraient inscrits dans les écoles publiques dès l’âge de deux ans. Oui, vous
avez bien lu : deux ans. Pour les ministres, c’est en scolarisant les
enfants de 2 ans qu’on les empêchera de s’entretuer à la kalachnikov. Pour du
changement, c’est du changement. La Bêtise a de beaux jours devant elle. Au
Monomotapa, on doit s’attendre à tout, même au pire.
De
cela, je conclus que Sa Majesté (qu’Allah le glorifie, lui, ses innombrables épouses
et ses milliers de fils !) est sage quand ELLE fait jeter en prison tous
ceux à qui il prendrait l’envie de devenir inquisiteurs ou tueurs à la
kalachnikov. Mais n’est-ce pas la même chose ?
©
Qahir Ezzalam pour LibertyVox
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